2 ans auparavant, Retrouvailles

Morgan attendait Julien et Natasha à la sortie des passagers à Almogar. Elle n'avait pas voulu jouer de ses privilèges pour les intercepter à la descente de la navette. Natasha aperçut Morgan la première et elle cria : Morgan ! Lâchant son sac au sol, elle courut comme une adolescente excitée vers Morgan et lui sauta au cou en riant. Elles s'embrassèrent sur les joues et Natasha se recula pour regarder Morgan, son visage était illuminé de joie.

— Je suis si contente de te revoir ! Tu es resplendissante ! lui dit-elle avec son charmant accent russe.

Julien s'approchait, Natasha lui attrapa la manche et le tira vers Morgan. Ils se regardèrent et hésitèrent. Morgan vit combien Julien avait changé. Il avait perdu le visage d'adolescent dont Morgan se souvenait, mais quand il sourit, elle retrouva la chaleur de son enthousiasme. Il regarda Morgan et secoua la tête.

— Je n'arrive pas à y croire, fit-il.

Ils s'embrassèrent timidement sur les joues, mais Morgan mesura la force avec laquelle il la serra contre lui par les épaules.

— Qu'est-ce que tu n'arrives pas à croire ? demanda Natasha, qu'elle a l'air plus jeune qu'il y a quatre ans ?

— Vous savez, quelquefois, j'ai du mal à y croire moi-même, fit Morgan.

Natasha lui sourit et la prit dans ces bras à nouveau.

— Je suis si contente de te revoir !

Morgan vit combien Natasha avait mûri, la jeune femme nerveuse que Morgan avait connue était épanouie. Et Morgan, en interceptant un regard que Natasha donnait à Julien, eut l'intuition que son couple avec Julien en était la raison principale.

Dans la voiture juste avant d'arriver à la maison, Morgan regarda Julien et Natasha et leur dit :

— En fait, je voudrais vous faire rencontrer deux personnes, mais, je vous préviens, vous risquez d'avoir une drôle de surprise.

— Ah bon ? Pourquoi ? Je les connais ?

— Tu verras, fit-elle mystérieusement.

Natasha secoua la tête :

— Tu ne vis quand même pas avec deux mecs ?

Morgan secoua la tête en riant.

— Non.

Quand Morgan referma la porte du jardin derrière eux, Julien émit un sifflement admiratif et cela fit sourire Morgan. Elle leur fit faire un tour du propriétaire, leur montra la vue sur la baie depuis la terrasse au bord de la piscine. Julien secoua la tête, et Natasha déclara :

— C'est très beau.

Ils restèrent quelques minutes à la balustrade, les cheveux soulevés par la brise du soir, en contemplant la baie avec une expression d'envoûtement.

— Prêt pour le choc ? demanda Morgan.

Julien hocha la tête, un sourire aux lèvres. Quand ils entrèrent dans la maison, Lise n'était pas en vue. Esmeralda, en voyant Morgan, poussa un petit cri de joie et s'élança vers elle en riant, les bras levés au ciel, signal universel que les enfants utilisent pour dire « Prends-moi dans tes bras ! » ce que fit Morgan en lui disant :

— Bonsoir mon amour, comment vas-tu ?

Elle se tourna vers Julien et Natasha qui la regardaient bouche bée et elle leur sourit :

— Je vous présente Esmeralda.

Julien demanda bêtement :

— C'est ta fille ?

Morgan hocha fièrement la tête.

— Évidemment, c'est sa fille, le gronda Natasha !

Esmeralda se tenait serrée collée de ses bras autour du cou de sa mère qui la portait par-dessous les fesses et lui caressait le dos de l'autre main, la berçait en faisant des quarts de tour sur elle-même. Julien se mit à rire :

— Ah oui ! Ça, pour une surprise, c'en est une, admit-il ! Tandis qu'Esmeralda, déjà rassasiée d'affection, commençait à s'agiter. Morgan la laissa glisser au sol où elle repartit sans un regard pour les invités, vers ses jouets qui trônaient au coin du salon. Les regards de Julien et Natasha allaient d'Esmeralda à Morgan. Tous deux souriaient. Ils souriaient encore au moment où Lise émergea de la cuisine. Elle était habillée d'un ensemble blanc formé d'une petite jupe et d'un boléro qui découvrait son ventre, mettait en valeur la minceur de sa taille et l'élégance de ses jambes. Elle portait un assortiment de bijoux verts coordonnés avec le maquillage de ses paupières et ses sandales. Elle était très élégante d'une façon à la fois sage et sophistiquée. Morgan lui fit un haussement de sourcil appréciateur. Lise vint vers eux en roulant des hanches avec distinction sur ses hauts talons.

— Julien and Natasha, I presume ? fit-elle avec un accent Oxfordien irréprochable. Elle vint faire la bise à Natasha, puis elle tendit sa main à Julien, un grand sourire aux lèvres. Julien prit cette main et la baisa cérémonieusement tandis que Morgan annonça :

— Natasha, Julien, je vous présente Lise. Elle marqua une courte pause afin d'ajouter solennellement :

« La femme de ma vie.

Julien fronça les sourcils et tourna son regard vers Esmeralda qui jouait au fond du salon. Lise l'aida à conclure en faisant d'un ton aimable ce commentaire sibyllin :

— Mon cher Julien, votre vivacité d'esprit me laisse pantoise.

Julien prit une respiration. Il regarda Morgan en montrant Esmeralda du doigt. Puis il retourna son index vers lui et vint toucher sa poitrine en plein cœur. Pour toute réponse, Morgan, le visage grave, hocha la tête. Julien resta comme paralysé, il regardait Esmeralda qui jouait. Natasha, qui n'avait rien perdu de la scène, ouvrit de grands yeux et se tournant vers Julien, elle lui donna un coup dans le bras et s'écria en russe, dans un murmure stupéfait et joyeux :

— Esmeralda est ta fille !

Quand Esmeralda se frotta les yeux de ses poings fermés, Lise fit :

— Oh oh, c'est l'heure du marchand de sable ! Et si Papa allait coucher Esmeralda avec Lili pendant que Maman et Natasha mettent la table ? Julien la regarda avec de grands yeux surpris. Morgan se leva d'un bond :

— Très bonne idée !

Quand le moment de se glisser dans le lit arriva, Esmeralda prit à deux mains le visage de Lise pour lui faire un baiser sur la bouche, et Lise lui demanda aussi de faire un baiser à Papa. Esmeralda regarda Julien. Lise souriait, il souriait aussi. Quand il s'approcha, Esmeralda l'attrapa par les joues à son tour, le gratifia d'un gros bisou un peu baveux sur le coin de la bouche, faisant juste ce commentaire : apik ! Mais elle riait, et déjà elle se retournait voluptueusement dans son petit lit. Le nez dans l'oreiller, elle sera contre elle son chien en peluche et émit un soupir de bien-être.

— Dors bien Esmeralda, fit doucement Lise en faisant signe à Julien d'évacuer la chambre, ce qu'il fit sur la pointe des pieds.

— Et elle va dormir, chuchota Julien ? Lise haussa les épaules :

— Of course, répondit-elle, c'est une enfant très bien élevée !

— Élevée par vous ?

Lise rit, lui tapota l'épaule.

— Non, par Morgan. Mais une chose est certaine : les gens sans expérience ont toujours intérêt à porter la plus grande attention aux conseils de ceux qui en ont, et s'il a une chose que Morgan sait bien faire, c'est cela. L'humilité et l'écoute sont ses fondamentaux en communication, c'est ainsi qu'elle sait former une équipe autour d'elle : elle s'imprègne des expertises des autres, juste assez pour savoir ce dont elle a besoin. Ensuite, elle balise les domaines de prédilection de chacun en fonction du besoin de l'équipe. Sa volonté d'aboutir et sa capacité d'arbitrage font le reste. Julien la considéra avec une moue de respect.

— C'est le portrait de Morgan tout craché, admit-il.

— Merci.

— Vous avez des enfants, de votre côté ?

— Oui. Deux.

— Quel âge ont-ils ?

Elle sourit malicieusement.

— Pour répondre à trois questions d'un coup, je vous dirais qu'ils ont maintenant dépassé l'âge que j'avais quand je les ai eus, et qu'ils m'ont imité, ce qui fait que je suis grand-mère. Ils vivent à l'autre bout du monde, mais je pratique beaucoup la présence virtuelle avec eux.

Il haussa les sourcils et laissa le silence s'installer avant de demander doucement :

— Cela fait longtemps que vous êtes ensemble, Morgan et vous ?

— Esmeralda avait quelques mois, répondit Lise en croquant un brin de carotte crue. En fait, j'ai rencontré Morgan pendant sa convalescence après l'accident du vol 345. Nous avions de nombreux goûts communs et des caractères très complémentaires. Nous sommes devenues des amies très proches. Je l'ai un peu aidée pendant sa grossesse et avec le bébé. Ensuite, lorsqu'elle est revenue de sa deuxième opération, elle était transfigurée. Très belle, mais surtout libérée. Elle avait magistralement repris confiance en elle. Et moi j'ai compris qui elle était. Nous avons été victimes de ce que les comportementalistes appellent un coup de foudre à retardement.

— Un coup de foudre à retardement ? demanda Julien, intrigué.

— C'est un schéma très connu, des gens qui se connaissaient depuis longtemps, mais ne se voyaient pas comme des partenaires potentiels, et qui réalisent d'un seul coup leur attirance et l'évidence qu'une grande partie d'une relation amoureuse complète est déjà installée entre eux.

— Haha ! Très intéressant. Lise, je suis certain que vous allez pouvoir m'aider à comprendre pourquoi je suis soulagé.

Lise lui sourit, amusée. Elle lui répondit d'un ton badin :

— Julien, je pense que c'est votre macho atavique qui vous joue des tours. Vous vous imaginiez que Morgan s'était trouvé un gros mâle, un rival dangereux. Vous la trouvez avec une toute petite bonne femme. Cela vous rassure, parce que je ne suis pas dans la case « concurrence », mais dans la case « gibier ». Julien hocha la tête. Touché, répondit son sourire.

Après le dîner, un tour dans la piscine sous les étoiles s'imposa comme une bonne idée. Natasha vint s'accouder à côté de Morgan.

— Tu sais que je suis à peine remise de la surprise.

— Laquelle ?

— Les deux. Esmeralda, et surtout Lise. Quand tu nous as dis dans la voiture que nous allions rencontrer deux personnes, j'ai tout de suite deviné que l'une des deux serait un enfant.

— Mais tu ne savais pas que Julien était le père, alors pourquoi as-tu dit : surtout Lise ?

Natasha se tourna vers Morgan et lui fit un sourire moqueur en penchant la tête :

— As-tu oublié toutes ses nuits que nous avons passées côte à côte ?

Morgan rit.

— Non, je n'ai pas oublié.

— Tu te souviens de ce vol où le chauffage était en panne et où on s'est glissées dans le même sac de couchage ?

— Natasha, on portait chacune au moins trois couches de vêtements.

— Oui, au début ! Je te rappelle qu'on l'avait fait pour se tenir chaud et que ça avait très bien marché.

Elles rirent.

— Et quoi ? Tu voudrais savoir si je m'intéressais aussi aux filles à cette époque ?

Natasha pencha la tête en riant.

— Et bien, oui, j'aimerais bien le savoir.

Morgan la regarda mystérieusement.

— Et si je te disais : oui ?

Natasha devint rêveuse avant de se retourner pour jeter par-dessus son épaule un œil curieux à Lise et Julien qui causaient à l'autre bout de la piscine. Elle sourit à Morgan.

— Ils sont mignons, non ?

— Oui, ils sont adorables.

— Tu n'es pas jalouse ? chuchota Natasha, et ses yeux, plissés dans un sourire, brillaient très forts.

— Non.

— Alors, moi non plus, je ne suis pas jalouse, fit résolument Natasha, sans cesser de sourire, et Morgan sentit qu'elle était sincère. Natasha se tourna vers la baie, rêveuse.

— Je suis très heureuse que tu sois avec Julien, lui dit Morgan avec sérénité. Il avait besoin de quelqu'un comme toi. Tu étais ma meilleure amie, et tu le resteras. Je t'aime Natasha.

Sur ce, Morgan vint déposer un petit baiser sur la joue d'une Natasha surprise dont les yeux clignèrent tandis que Morgan lui souriait tendrement. Un sifflement se fit entendre. Elles se retournèrent et virent Lise qui leur faisait un petit signe de la main.

— On vous a vu ! lança-t-elle, et en représailles, elle plongea sur Julien pour lui faire un baiser exactement similaire. Natasha éclata de rire.

Plus tard, Morgan se trouva avec Julien.

— Je voulais te dire que je veux qu'Esmeralda sache que tu es son père, et je veux aussi que vous puissiez vous rencontrer aussi souvent que vous le désirerez. Je veux qu'on forme une famille, même si ...même si ce n'est pas une famille très conventionnelle.

— Je reviendrai Morgan, aussi souvent que je le pourrais, je te le promets. Je suis très fier que tu m'aies jugé digne de rencontrer Esmeralda, et de devenir son Papa. Je suis déjà amoureux d'elle. Elle est magnifique. Je t'admire de l'avoir élevée toute seule.

— Tu n'as pas à te sentir coupable. Souviens-toi, c'est moi qui t'ai écarté, et pas de la façon la moins cruelle. Si quelqu'un doit se sentir coupable, c'est moi. Après l'accident, j'étais certaine d'avoir tout perdu... le NC...Même l'espace était devenu presque hors de porté. Aussi j'étais très perturbée par ce que mon corps était devenu. Je me suis enfermée sur moi-même. Je ne me cherche pas d'excuses, alors ne m'en fait pas. Je veux juste que tu comprennes ce qui s'est passé. J'ai conscience de t'avoir fait souffrir et je t'en demande pardon.

Il lui serra les épaules.

— Tu n'as pas à me demander pardon. À l'époque, j'y ai mis un peu de temps, mais j'ai fini par comprendre que tu coupais les ponts pour me protéger. Tu ne croyais pas possible que notre relation survive à ce changement dramatique de situation, et dans un sens, tu avais raison.

— Il y a une autre chose que je voulais mettre au point avec toi : s'il venait à se savoir que je vis avec une femme, ils me vireraient de l'ASI. Tu sais que je ne dramatise pas, en cette période de grand retour des puritains sur toute la ligne. C'est pour cette raison que j'ai été contrainte d'entretenir le quiproquo. Je ne fais confiance à personne, et aussi je fais attention aux communications. Tu sais comme moi comment tout est intercepté, analysé et archivé. Officiellement, Lise est une amie, nous faisons du sport et du shopping ensemble. Personne ne sait, sauf la nourrice d'Esmeralda, les enfants de Lise, et maintenant : Natasha et toi.

— On gardera notre langue. Tu peux compter sur nous.

— Merci, lui répondit paisiblement Morgan.

La brise faisait courir les nuages derrière lesquels la lune jouait à cache-cache. La nuit s'annonçait exquisément douce et calme sur Santa-Maria, ils commençaient juste à avoir un peu froid. Il allait falloir rentrer.